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Carlos Fuentes :
«La création n'existerait pas sans la tradition»

Rencontre dans la mégapole mexicaine avec la grande figure de la littérature latino-américaine. Carlos Fuentes est l'invité vedette du Salon du livre de Paris.

On débusque non sans mal la demeure mexicaine de Carlos Fuentes dans le quartier sud de la ville, proche de la cité universitaire. Pas de nom à l'adresse indiquée. Une grille, un interphone, des hauts murs protègent l'écrivain. Une Mexicaine aux traits indiens et un chien noir virevoltant vous mènent, après une volée de marches, au maître des lieux. Élégant, décontracté et souriant, l'écrivain, octogénaire depuis le 11 novembre dernier, a cinquante ans de carrière romanesque derrière lui. Dans son salon, des tableaux et une bibliothèque modestes, des livres d'art étalés sur les tables, un exemplaire de son dernier gros roman encore inédit en français, La Voluntad y la Fortuna, et des photos de ses trois enfants, dont deux, Carlos et Natasha, sont décédés jeunes.

LE FIGARO. - Le 11 mars, vous donnerez une conférence à la Bibliothèque nationale de Paris sur la littérature latino-américaine. A-t-elle beaucoup évolué en un demi-siècle ?

Carlos FUENTES. - Elle a énormément changé. À mes débuts, il n'y avait presque pas de romanciers. Un grand critique a dit un jour : « L'Amérique latine, c'est un roman sans romancier. » Puis il y a eu la parole avec Pablo Neruda ; le premier romancier fut Alejo Carpentier, suivi de Borges, Asturias. Enfin est arrivé le « Boom », un mouvement littéraire de douze personnes dont Garcia Marquez, Cortazar, Vargas Llosa… Aujourd'hui, il y a une centaine de bons écrivains dans toute l'Amérique latine.

À propos du « Boom », ce mouvement littéraire dont vous étiez l'une des figures et qui a redéfini la réalité latino-américaine, vous avez dit un jour : « Nous avons écrit l'histoire avec un grand “H”, nos successeurs avec un petit “h” » …

À notre époque, avec Garcia Marquez et Vargas Llosa, nous avons été obligés de dire tout ce qui n'avait pas été dit sur ce continent silencieux. Dans nos romans, nous avions tendance à brosser de grands panoramas tandis qu'aujourd'hui les histoires sont plus personnelles, plus individuelles, on parle d'amour, de sexe. Les nouveaux auteurs fonctionnent à la manière des écrivains anglais ou américains d'aujourd'hui. Lesquels ne se posent pas les mêmes questions que Dos Passos ou Melville en leur temps. Aujourd'hui, on n'estime plus avoir besoin d'aborder les grands sujets politiques et historiques.

Vous avez l'air d'envier la liberté des écrivains d'aujourd'hui...

Je n'étais pas moins libre qu'eux. Mais vous savez, à mes débuts, quand j'ai lu Pedro Paramo de Juan Rulfo, chef-d'?uvre du roman de la campagne, de la révolution, j'ai su que je ne pourrais faire mieux dans ce registre. C'était fini. Pedro Paramo, c'est une espèce de pomme d'or dans un arbre sec. Je me suis alors demandé pourquoi il n'existait pas de grand roman sur la ville de Mexico. Il y avait cinq millions d'habitants et rien sur eux, sur le c?ur du pays. J'avais vingt-cinq ans et je me suis lancé.

Cela a donné « La Plus Limpide Région », votre premier roman. Comment cette fresque ultramoderne de la ville de Mexico a-t-elle été accueillie ?

Un critique a écrit : « Dans deux semaines, on aura oublié M. Fuentes » ! On me reprochait de n'être pas classique et, surtout, d'employer des vilains mots. Et puis, la ville de Mexico était sacrée, on ne devait pas parler de certaines grandes familles. Comme je bafouais une littérature sage, j'étais forcément un révolutionnaire ! Au bout du compte, le livre a plu à quelques-uns, nombreux sont ceux qui l'ont attaqué, mais il a bien résisté. Et aujourd'hui, les Espagnols en ont publié une très belle édition à l'occasion du 50e anniversaire de sa sortie.

Est-ce que les livres, les mots peuvent sauver les gens ?

Non, je ne crois pas. Chacun se sauve par sa vie personnelle, son travail, ses amis, la recherche de la liberté. L'écrivain ne peut apporter que son travail, qui est aussi intéressant que celui d'un architecte ou d'un médecin. Pas plus. Sa tâche, c'est de ne pas laisser le langage s'endormir. La politique, elle, a tendance, à coups de slogans, à punir le langage, à le rendre médiocre. L'écrivain est là pour redonner du sens au langage. Tout le temps.

Vous adorez depuis toujours jouer avec les mots ?

C'est sans doute la part en moi du poète manqué ! J'ai écrit des romans, des nouvelles, des essais, des pièces de théâtre, des scénarios, mais pas de poésie… Je viens de relire Baudelaire et j'ai compris qu'on ne pouvait l'égaler. Face à ce génie, la modestie est obligatoire ! Comme Cervantès pour le roman. Je relis Don Quichotte chaque année au moment de Pâques, et chaque année je suis surpris d'y trouver des choses nouvelles.

« Don Quichotte », c'est votre livre sacré ?

Il est à mes yeux le roman fondateur de la littérature européenne. Je le dis même si je sais que beaucoup de gens ne sont pas d'accord. Malraux disait que c'était La Princesse de Clèves. Les Anglais prétendent qu'ils ont inventé le roman. Don Quichotte est le plus grand parce qu'il réunit en un grand roman tous les genres. Le répertoire de Cervantès est infini. L'autre grand bouleversement, ensuite, à mes yeux, c'est Kafka. Il a touché le c?ur maudit du XXe siècle. Avant tout le monde, il a prophétisé les pires maux du totalitarisme, de l'esclavage, de l'aliénation.

Les Mexicains lisent peu d'auteurs français d'aujourd'hui. Et vous ?

J'ai découvert et lu Le Clézio et Modiano, mais celui que j'ai adoré, et qui n'est pas beaucoup lu ici, c'est Mauriac. Chez lui, j'ai trouvé toute l'intelligence du catholicisme. Ce que j'aime chez lui, c'est qu'il est dans la retenue et aborde les problèmes moraux. Un livre comme Le N?ud de vipères a eu une grande influence sur mon roman La Mort d'Artemio Cruz. Vous savez, je suis très sensible à cette idée qu'il existe une chaîne d'écrivains. On appartient à une tradition. On l'augmente avec sa création. Mais cette création n'existerait pas sans la tradition.

Vous écrivez toujours en marchant ?

Oui, à Londres, où je réside une grande partie de l'année, je marche tous les jours. Ici, c'est difficile. Quand j'étais jeune, je marchais beaucoup dans le centre de la ville. Aujourd'hui, je n'ose plus, il y a trop de danger dehors. C'est dommage, parce qu'on y sentait des choses étranges, fascinantes.

Vous avez dit un jour qu'il vous arrivait à Mexico de sentir le passé aztèque.

Oui, j'ai parlé de ces bouffées d'air étranges, de cette sensation de présence de la mort. Mexico est une ville à plusieurs étages superposés. Le centre historique, Zocalo, a été bâti par Hernan Cortès sur l'emplacement de Tenochtitlan, ville ensevelie et détruite où l'on pratiquait les sacrifices humains. De temps en temps, cette ville enfouie, ces ossements indiens resurgissent. La ville baroque de Cortès, la ville du XIXe siècle, la ville pseudo-américaine : ces mélanges me fascinent. Avec ses vingt millions d'habitants, c'est d'ailleurs plus un pays qu'une ville. Quand je suis né, il n'y avait que cinq millions d'habitants ! Mexico est un fantôme urbain. La ville des voitures. Malgré ce cauchemar où l'on a l'impression de ne jamais avancer, elle reste ma ville. Chaque écrivain a la sienne. Balzac a Paris, Dickens, Londres, Dos Passos a Manhattan. Moi, c'est Mexico. Un lieu qui donne du souffle à mon imagination.

Opposant féroce à la politique de Bush, vous avez dû apprécier la victoire d'Obama ?

Oui, bien sûr. Je me demande si la lune de miel va durer. Mais c'est un autre monde, un autre univers qui est né. Avec un homme intelligent, qui sait parler, s'entourer de gens différents. Pensez que deux semaines seulement après son arrivée, Obama a déjà pris des décisions importantes. Il a évoqué de manière claire et forte le problème de l'Irak, de la Palestine et d'Israël.

Votre vision de l'engagement de l'écrivain est-elle toujours opposée à celle de Sartre ?

Toujours ! L'engagement primordial, c'est celui que l'on a vis-à-vis de l'imagination et du langage. Cela vient avant n'importe quel engagement politique. L'engagement politique n'est pas une obligation, c'est un choix. Quand j'écris des tribunes dans les journaux du monde entier, c'est un choix de citoyen. J'écris en tant que citoyen mais mon langage est celui de l'écrivain. Et je ne laisse pas mes convictions politiques entrer dans mes livres.Souvenez-vous que Balzac, qui était catholique et réactionnaire, a écrit les romans les plus révolutionnaires de son époque !

À quatre-vingts ans, vous continuez d'avoir plusieurs livres sur le feu ?

Bien sûr. Je viens de publier La Voluntad y la Fortuna, l'histoire d'Abel et Caïn, frères ennemis. La violence est au centre du roman qui est raconté par la tête coupée de l'un des deux protagonistes. J'écris pour mes enfants disparus, ils sont mon présent. Et aussi parce que s'ennuyer, c'est la mort.

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