OPuech

Abonné·e de Mediapart

Billet publié dans

Édition

Les invités de Mediapart

Suivi par 518 abonnés

Billet de blog 9 octobre 2008

OPuech

Abonné·e de Mediapart

L’effet jazz et l’économie d’Amérique latine

A la tribune des Nations unies, la présidente de l'Argentine, Cristina Kirchner, a qualifié la propagation de crise financière actuelle d'«effet jazz». Jeff Dayton-Johnson, économiste en chef au Centre de développement de l'OCDE et chroniqueur de jazz*, discute la pertinence de la comparaison et propose de résoudre la crise en s'inspirant de l'esprit de cette musique.

OPuech

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A la tribune des Nations unies, la présidente de l'Argentine, Cristina Kirchner, a qualifié la propagation de crise financière actuelle d'«effet jazz». Jeff Dayton-Johnson, économiste en chef au Centre de développement de l'OCDE et chroniqueur de jazz*, discute la pertinence de la comparaison et propose de résoudre la crise en s'inspirant de l'esprit de cette musique.

La présidente de l’Argentine, Cristina Fernández de Kirchner, a joint sa voix à celle de grands dirigeants mondiaux, fin septembre, lors de l’assemblée générale des Nations unies, pour dénoncer les conséquences planétaires d’une gestion économique calamiteuse aux États-Unis. A la tribune de l’ONU, elle faisait observer que les maux économiques dont souffrent les pays d’Amérique latine et d’autres économies émergentes résultaient de ce qu’on pourrait fort bien appeler l’«effet jazz». Selon elle, à la différence des crises se propageant des pays émergents vers le centre – comme lors de la «crise tequila», provoquée par la dévaluation mal gérée du peso mexicain en décembre 1994 – on se trouve, aujourd’hui, victime d’un «effet jazz», une «crise qui se propage à partir du centre de la principale économie vers le monde entier.»

Il est vrai que le monde a bien changé si l’on considère la solidité récemment retrouvée des économies d’Amérique latine. Les gouvernements de cette région ont largement remis en ordre leurs finances publiques. Par exemple, selon les Perspectives économiques d’Amérique latine de l’OCDE, à paraître prochainement, les déficits budgétaires sont tombés de 11 % des recettes publiques dans les années 1970 et 1980 à 8 % seulement depuis 2000. En outre, les économies latino-américaines s’appuient de plus en plus sur la demande asiatique et européenne à côté d’une croissance américaine en baisse de régime. Pour cette raison et beaucoup d’autres (n’oublions pas le niveau élevé des prix des produits de base), les prévisions de consensus pour la croissance économique de l’Amérique latine qui ont été établies à la fin du mois d’août dépassaient nettement 4 % pour 2008, alors que l’OCDE prévoyait pour la croissance économique des États-Unis en 2008 un maigre 1.8 %. Comme le faisait remarquer la présidente de l’Argentine et contrairement aux crises économiques qui se sont produites ces dernières décennies au sud du Rio Grande, la «crise jazz» touche proportionnellement davantage les États-Unis que l’Amérique latine.

Mais regardons bien les choses en face. En tant qu’Américain je suis extrêmement flatté que la présidente de l’Argentine se réfère au «jazz» pour qualifier, dans une belle formule, «ce qui est né des États-Unis». À cet égard, elle emboîte le pas de son compatriote, le romancier Julio Cortázar. Dans un merveilleux passage de son chef-d’œuvre de 1963, Marelle, Cortázar décrit le premier effet jazz – c’est-à-dire la diffusion du jazz à travers le monde – « la seule musique universelle du siècle, cette chose qui rapprochait les hommes plus et mieux que l’espéranto, l’Unesco ou les lignes aériennes ».

Mais, tout bien considéré, cette crise n’a rien de «jazzistique». Pourquoi? Le jazz est une parfaite combinaison entre la recherche offensive et très compétitive de l’excellence individuelle – à travers les solos – et la poursuite collective d’un but commun – la performance du groupe. La meilleure illustration en est peut-être la précision millimétrique des arrangements extrêmement soignés alternant avec des solos qui atteignent les sommets de l’improvisation dans la musique des grandes formations de Duke Ellington et de Count Basie des années 1930 et 1940. Mais c’est la même chose pour les albums beaucoup plus radicaux Free Jazz d’Ornette Coleman ou Ascension de John Coltrane.

Quel est le rapport entre la crise jazz et le jazz lui-même, hormis le nom? La politique économique du gouvernement de George W. Bush a fortement incité les individus les plus innovants à créer de nouveaux instruments financiers dont on n’avait strictement jamais entendu parler, et certains de ces individus en ont tiré d’énormes profits. Ce qui manque, c’est le cadre d’ensemble – comme les changements d’accord dans I Got Rhythm de George Gershwin, par exemple, filigrane du magistral album d’Oliver Nelson The Blues and the Abstract Truth – grâce auquel cette masse d’énergie innovante servira au bien collectif tout autant qu’au bien individuel. En l’occurrence, les objectifs collectifs doivent indéniablement comprendre la croissance économique et la création durable d’entreprises et d’emplois. Avec une déréglementation débridée, on est passé d’une harmonie stimulante à une épouvantable cacophonie. Cette crise qu’on a voulu placer sous le signe du jazz laissera peut-être dans son sillage une nouvelle attitude plus constructive envers l’efficacité de l’intervention publique sur les marchés de capitaux et dans l’économie en général (mais ce n’est pas la version actuelle du plan de sauvetage de 700 milliards de dollars (500 millions d'euros) du Trésor américain qui provoquera ce changement); si tel est le cas, on en reviendra à une musique plus mélodieuse.

Le futur gouvernement des États-Unis ferait bien d’adopter un comportement plus jazzistique à l’égard des autres musiciens d’une économie mondiale en mutation. Une telle attitude touche parfois au paroxysme de la compétition : on se rappellera le célèbre épisode du batteur courroucé jetant une cymbale sur une scène de Kansas City en direction d’un Charlie Parker qui n’avait pas encore 20 ans. Mais il doit s’agir alors d’une démarche empathique pleinement sensible aux objectifs communs qui sous-tendent les relations économiques mondiales. Ce serait un effet jazz digne de ce nom.

________

* Jeff Dayton-Johnson est Économiste en chef pour l’Amérique latine et les Caraïbes au Centre de développement de l’OCDE, Paris. Il tient également une chronique régulière consacrée au jazz sur le site Allaboutjazz.com.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.