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Le livre de la Junte

Nathan Englander signe un premier roman ambitieux, à la fois sombre et comique. AFP

Nathan Englander - En Argentine, après le coup d'État militaire, les familles juives sont dans le collimateur. Elles cherchent à se faire oublier par tous les moyens, les plus désespérés et les plus incongrus.

«Les Juifs se font enterrer comme ils vivent, entassés, les uns empiétant sur l'espace des autres. Les pierres tombales étaient serrées, et les corps en dessous au coude à coude et tête-bêche. Kaddish entraînait Pato dans les allées irrégulières du terrain accidenté de la section des Bienveillants. Sa main recouvrait l'œil de sa lampe de poche pour en tamiser la lumière » : dès les premières lignes du Ministère des Affaires spéciales, le lecteur se trouve au cœur secret du livre. Il s'agira de Juifs, de cimetières, d'un père et d'un fils - Kaddish et Pato - dont les rapports sont tissés à l'ombre des tombes. Dans cette entame, seul manque la mère, Lilian Poznan. Elle, elle attend à la maison, dans un appartement modeste de Buenos Aires. Elle s'inquiète, et elle en veut à son mari d'avoir entraîné leur fils de vingt ans dans cette expédition nocturne. Mais il faut bien vivre, et Kaddish Poznan se prépare à accomplir un « petit boulot » destiné à mettre un peu de beurre dans les épinards du maigre salaire de son épouse. Quant à Pato, il est étudiant, et, contre son gré, il obéit à son père.

Du bouffon au tragique

On est en 1976. Une junte militaire vient de prendre le pouvoir en Argentine. Le chaos règne. Et les vieilles familles juives de la ville, les familles riches, sans cesse victimes de demandes de rançons, estiment urgent que le nom de leurs aïeux soit effacé de leurs tombes, dans la section infamante du cimetière juif, là où reposent les réprouvés - putes, maquereaux et autres truands - qui ont fondé la fortune de leurs descendants. Armé d'un burin et d'une lampe électrique, Kaddish est chargé du travail…

Comme les nouvelles brillantes qui l'ont fait connaître (Pour soulager d'irrésistibles appétits, Plon, 2000), le premier roman de Nathan Englander place d'emblée le lecteur au cœur d'une situation inattendue, cocasse, sur un fond tragique. Pendant la première moitié du récit, le burlesque l'emporte. L'épopée bouffonne de Kaddish, acceptant de faire ratiboiser son nez volumineux (et celui de sa femme, pour le même prix) en paiement de la mission nocturne effectuée pour le compte d'un fameux chirurgien esthétique qui refuse de lui donner la somme promise, montre Englander au meilleur de sa forme : rapide, inventif, amateur d'humour noir. L'histoire du nez de Kaddish et de Lilian constitue en soi une nouvelle digne de celles qui ont fait connaître l'écrivain.

Mais, très vite, le roman bascule et le tragique l'emporte : Pato disparaît, enlevé par la police politique. Lilian met tout en œuvre pour le retrouver, s'adresse à l'absurde ministère des Affaires spéciales, qui prétend n'avoir aucune trace de son arrestation. Comment retrouver un disparu qui n'a pas d'existence officielle en tant que prisonnier ?

Une tombe pour son fils

Kaddish, lui, dont la douleur est accrue par un sentiment de culpabilité (son fils et lui ne s'entendaient pas, et se sont quittés sur des paroles définitives), enquête par l'entremise de ses riches « clients », qui l'aident à contrecœur : sous le nouveau régime, chacun vit dans la terreur. Il est convaincu que Pato est mort, comme des centaines d'autres disparus, drogué, puis précipité depuis un avion dans les eaux du fleuve. Son combat, dès lors, consistera à obtenir une tombe pour son fils, dont la mort n'est pas reconnue, et que Lilian refuse d'admettre.

Englander a écrit un roman sombre et comique à la fois, grotesque et pathétique. Après avoir évoqué dans ses nouvelles les Juifs orthodoxes new-yorkais (milieu dans lequel il a grandi), les Juifs de Jérusalem vivant sous la menace des attentats, les Juifs dans le train conduisant aux camps de la mort, il nous montre les Juifs victimes d'une société totalitaire.

Mais Le Ministère des Affaires spéciales n'est pas uniquement un roman sur la condition juive. Il s'agit, avant tout, de l'histoire des rapports complexes d'un père et de son fils. Et de la vision, de l'intérieur, d'un drame aujourd'hui quelque peu oublié : les disparitions en Argentine, à l'époque de la junte. On se rappelle les « folles de mai », ces femmes qui tournaient, en rond, sans nouvelles de leurs proches. Englander donne un visage, un passé, à ces silhouettes furtivement entrevues, cinq minutes, il y a vingt ou trente ans, à la fin du journal de 20 heures.

Le Ministère des Affaires spéciales de Nathan Englander, traduit de l'américain par Élisabeth Peellaert, Plon, 380 p., 22,90 €.

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