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Jean Mendelson : « le Chili ne m’a jamais quitté »

dimanche 4 août 2013

« Je crois sincèrement que la vraie motivation de mon entrée au ministère des Relations extérieures, en mai 1981, était guidée surtout par ma volonté de partir au Chili », écrit Jean Mendelson, actuel ambassadeur de France à Cuba.

Il inaugure ainsi, de la plus belle manière, la série de récits et de témoignages que nous publions à partir de ce jour.

par Jean Mendelson

Je suis un citoyen français marié avec une Chilienne ; ce simple fait n’aurait pas existé, sans ma rencontre avec le moment le plus dramatique de l’histoire du Chili et de l’Unité populaire.

Chacun d’entre nous peut conter l’irruption du Chili dans son existence. Pour moi, le Chili est entré dans ma vie au congrès du PSU de 1971, lorsque j’ai reçu à Lille deux jeunes Chiliennes, les sœurs Paula et Margarita Serrano, venues en France pour un voyage d’étude comme la bourgeoisie chilienne cultivée en offrait alors souvent à ses enfants, et qui devaient peu après être rejointes par leurs deux cadettes, Marcela (la romancière) et Sol (l’historienne). J’avais été chargé de l’accueil des délégations étrangères, qui comptaient des personnalités prestigieuses envoyées par les mouvements de gauche des cinq continents auprès de ce petit parti qui était perçu comme "le parti de Mai 68".

Jusque là, j’avais suivi avec un intérêt distant la politique chilienne - un peu plus d’intérêt, certes, que celle d’autres pays, parce qu’elle nous paraissait plus lisible à nos yeux d’étudiants français : « comme chez nous », il y avait une extrême-gauche, un PC, un PS, un parti radical, ainsi qu’une espèce de MRP ou de Centre démocrate (la Démocratie chrétienne) et une droite qui ne nous intéressaient guère, dans notre volonté d’assimiler l’échiquier politique chilien au nôtre. Je n’ai pas le souvenir d’avoir lu une analyse fine de cet échiquier, qui nous aurait permis, par exemple, de distinguer la spécificité du PS du Chili, un parti se réclamant du marxisme-léninisme et qui n’avait jamais alors envisagé d’adhérer à l’Internationale socialiste ; tout au plus savions-nous que Salvador Allende était proche de la Révolution cubaine et qu’il avait aidé la guérilla du Che en Bolivie, ce qui ne déplaisait pas à ce PSU qui tenait alors son congrès à peine quelques jours après celui que le PS avait vécu à Epinay, lorsque François Mitterrand - que nous détestions alors - avait pris la direction de ce parti.

Ce n’est donc pas pour des motifs politiques, mais pour des raisons très personnelles, que le Chili est entré dans ma vie pour n’en plus jamais sortir : la source de cette histoire se trouve dans ce lien d’amitié avec les sœurs Serrano, né à Lille en juin 1971 et qui demeure vivace quarante deux ans plus tard. Paula et Margarita, qui ne connaissaient personne à Paris, avaient trouvé refuge au siège de la Jeunesse étudiante chrétienne, rue Linné ; si nombreux étaient les membres de la JEC militant au PSU qu’elles s’étaient trouvées embarquées vers Lille en étant présentées très abusivement comme « représentantes du MAPU », un petit mouvement issu de la Démocratie chrétienne qui participait au gouvernement de l’Unité populaire, et dont elles étaient des adhérentes de base. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris qu’elles avaient été tancées pour cette manifestation publique effectuée sans l’ombre d’un mandat.

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Les deux années qui ont suivi ont été celles d’un militantisme actif au rythme des nouvelles de Santiago, des reportages de Pierre Kalfon et des analyses de Marcel Niedergang que Le Monde publiait à rythme soutenu ; je suis certain d’avoir vécu l’Unité populaire avec une passion autrement plus intense que celle avec laquelle je suivais la vie politique de la France pompidolienne. Le 11 septembre 1973, je rentrais d’Alger, où le PSU m’avait envoyé avec Cécilia et Alain Joxe comme observateurs au Sommet des Non-Alignés (nous étions dotés d’une improbable carte de presse pour le compte de l’hebdomadaire Tribune Socialiste). C’était le surlendemain de la clôture de cette conférence inoubliable, où s’était trouvée réunie une étrange assemblée dans laquelle on côtoyait Houari Boumediene, Yasser Arafat, Fidel Castro, Moammar Kadhafi, Indira Gandhi, Habib Bourguiba, Norodom Sihanouk accompagné des dirigeants Khmers rouges, Idi Amin Dada, Anouar El Sadate, Josip Tito... j’en oublie.

Clodomiro Almeyda

Mais celui que je n’oublie pas, c’est le ministre des Relations extérieures du Chili, Clodomiro Almeyda, avec qui nous eûmes des discussions passionnantes, notamment le 8 septembre, quand il dut quitter Alger avant la clôture de la conférence ; j’ai dans la mémoire ses explications, les règles parlementaires chiliennes qui l’empêchaient de rester plus longtemps absent du pays, sous peine de devoir affronter une accusation constitutionnelle au Congrès. Cet attachement au formalisme des règles démocratiques, de la part d’un révolutionnaire se réclamant alors du léninisme, a pris peu après un sens particulier, en constatant la conception que la droite chilienne, civile et militaire, se faisait du respect de ces règles... Faut-il rappeler qu’Almeyda fut arrêté peu après son retour à Santiago, déporté dans l’île Dawson, puis expulsé de son pays avant de reprendre un rôle de premier plan à la tête du Parti socialiste en exil, puis lors du retour à la démocratie ? Clodomiro Almeyda est d’ailleurs revenu dans mon existence une nuit de mars 1987 : alors premier secrétaire de l’Ambassade de France au Chili, je reçus un appel angoissé de mon amie Moy de Toha (veuve du ministre socialiste de la Défense, José Toha, assassiné en 1974), qui me demandait l’intervention de notre ambassade pour « Don Cloro » rentré clandestinement au Chili, et arrêté après s’être présenté aux autorités de facto pour faire reconnaître l’illégalité de son exil (il fut finalement déporté à Chile Chico pendant trois mois, puis traduit en justice pour un procès auquel il m’avait demandé d’assister et où il assuma sa propre défense, avant d’être condamné pour « marxisme » par des juges laquais qui, pas plus que leur maîtres en uniforme, n’avaient à l’évidence jamais lu une ligne de Karl Marx ; je ne compte pas les visites que je lui fis à Capuchinos, où il était détenu avec tant d’autres militants, ni les messages transmis alors que socialistes et démocrates-chrétiens se préparaient à la fin de la dictature, et je me souviens même d’un gardien qui lui donnait du "Señor Ministro" ; mais cela est une autre histoire, une autre époque).

Un nouvel axe de vie

A partir de ce 11 septembre 1973 d’épouvante, le Chili est devenu une sorte de thème central, d’axe de vie, de préoccupation de chaque instant. Cette période est pleine d’images ambiguës, où l’angoisse et l’indignation se mêlent à la joie des rencontres, au bonheur des actions de solidarité réussies. Je revois la table de notre appartement couverte des billets de banque collectés en octobre 1973 lors des "Deux jours pour le Chili" à la Cartoucherie de Vincennes ; je revois aussi ces militants du MAPU (toujours ce lien avec les cinq sœurs Serrano), Jaime Gazmuri, Enrique Correa et d’autres à qui j’abandonnais mon appartement lors de leurs séjours parisiens plein de mystères - Jaime Gazmuri raconte cela dans son livre de souvenirs, El sol y la bruma - ; j’entends encore la voix et les mots d’Isabel Allende sur la Place de la République, où les partis de gauche et les syndicats avaient organisé un rassemblement auquel les dirigeants de la gauche française étaient venus unis, pour la première fois depuis des années (car le Chili aura aidé à l’union de la gauche en France, cela a été trop oublié depuis). Je crois sincèrement que la vraie motivation de mon entrée au ministère des Relations extérieures, en mai 1981, était guidée surtout par ma volonté de partir au Chili, comme si j’avais à régler une sorte de compte personnel avec les Caligulas galonnés qui y régnaient alors. De fait, dès que je pus être nommé en poste, j’ai demandé à partir au Chili, et je conserve encore ma reconnaissance pour le directeur du personnel d’alors, Loïc Hennekinne (il avait occupé lui-même ce poste sous l’Unité populaire et pendant le coup d’Etat), qui a accepté alors de me nommer à Santiago.

Aujourd’hui, à l’entrée de la Résidence de France à La Havane, à côté du cliché officiel du Président de la République, j’ai disposé deux photographies personnelles : sur l’une, aux côtés d’Isabel Allende, je suis avec Loïc Hennekinne et Pierre Mauroy qui, au nom de la République française, dépose une gerbe sur la tombe de de Salvador Allende - tous trois constituions la délégation française aux cérémonies d’intronisation du président Lagos - et sur l’autre, je reçois avec effusion notre chère "Doña Tencha", Hortensia Bussi de Allende, à l’Ambassade de France à Santiago. Mon épouse est chilienne, mes enfants sont franco-chiliens. Le Chili ne m’a jamais quitté.

Jean Mendelson

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