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Mémoires d'une tragédie sans fin

Il y a vingt ans, des miliciens au service des narcotrafiquants faisaient régner la terreur à Trujillo. Un rapport officiel qui doit être présenté le 16 septembre raconte ces massacres et rappelle les responsabilités de l'armée

Par Marie Delcas Trujillo (Colombie), envoyée spéciale

Publié le 13 septembre 2008 à 13h25, modifié le 13 septembre 2008 à 19h31

Temps de Lecture 7 min.

Des articles de journaux jaunissent sur le mur de la petite chapelle en bois. "Le corps du Père Tiberio Fernandez a été retrouvé décapité, démembré et castré dans les eaux du fleuve Cauca", titre l'un d'eux, daté du 17 avril 1990. A côté est épinglée la photo d'une jeune fille : la nièce du curé, violée et assassinée devant lui. Sur le cahier relié, les paroissiens de Trujillo ont consigné de leur écriture maladroite leurs souvenirs du prêtre et de la sanglante tourmente qui, il y a vingt ans, s'abattait sur leur région.

Nichée dans la verdure de la cordillère des Andes, dans l'ouest de la Colombie, la municipalité de Trujillo compte aujourd'hui 22 000 habitants, dont plus de la moitié vivent en zone rurale. Entre 1988 et 1994, 342 personnes y ont été torturées et assassinées, selon les comptes de l'association locale des familles des victimes. Des dizaines de corps n'ont jamais été retrouvés.

Pendant ces années noires, toute la Colombie a connu une flambée de violence. Dans plusieurs zones du pays, dont Trujillo, l'armée, la police et des élus locaux se sont ligués avec les narcotrafiquants pour faire régner la terreur. Des milices locales se sont constituées et une violence multiforme est venue se superposer aux rivalités politiques traditionnelles. Aujourd'hui encore, militaires, guérilleros, narcotrafiquants, paramilitaires et délinquants se disputent le contrôle d'un territoire fragmenté.

Plusieurs fois profané, un modeste parc de la Mémoire surplombe aujourd'hui le gros bourg de Trujillo et son clocher blanc. Les restes des victimes ou, en leur absence, des photos et des objets leur ayant appartenu, ont été scellés dans le mur qui serpente le long du chemin. Sous chaque plaque commémorative, une fresque naïve rappelle le métier du disparu : paysan, cueilleur de mûres ou de café, menuisier, instituteur, infirmier... Doña Consuelo, qui fleurit et fait visiter l'endroit, a perdu son mari, torturé par l'armée et décédé cinq mois plus tard. Deux de ses fils ont disparu. Ils avaient 14 et 16 ans.

Gloria Amparo Espinosa, la jeune maire de la ville, se dit, elle, "chanceuse" puisque son père, abattu d'une balle dans la tête, n'a pas été torturé et qu'il a pu être dignement enterré. Un privilège. "A Trujillo, les bourreaux ont usé de techniques de torture et fait preuve d'une cruauté sans précédent, démembrant à la tronçonneuse leurs victimes encore vivantes", rappelle le sociologue Alvaro Camacho. Au cours des années 1990, la tronçonneuse deviendra le symbole des massacres perpétrés par les paramilitaires et des "écoles de la mort" qui se répandent dans le pays. Les jeunes miliciens y apprendront à dépecer les corps humains.

"Trujillo, une tragédie qui n'en finit pas", c'est le titre du rapport qui doit être officiellement présenté mardi 16 septembre par la Commission nationale de réparation et réconciliation (CNRR). Créée en 2005 dans le cadre du processus de démobilisation des paramilitaires, cette commission a mis en place un groupe de travail sur la "mémoire historique". "Quand l'impunité est la règle, la mémoire devient une forme de justice pour les victimes", explique l'historien Gonzalo Sanchez, qui dirige l'équipe d'universitaires chargés de reconstruire un demi-siècle de conflit armé.

La tâche est trop vaste pour pouvoir être menée à bien : 2 505 massacres - et un total de 14 000 victimes - ont été recensés entre 1982 et 2007 en Colombie. Gonzalo Sanchez et ses collègues ont donc choisi de travailler sur une série de cas emblématiques. Trujillo a eu la primeur. Début septembre, l'équipe de chercheurs a fait le voyage pour présenter le résultat de ses travaux - un rapport de 300 pages - aux habitants de Trujillo. Une brève cérémonie a été organisée dans le parc de la Mémoire.

"Nous pensions que, vingt ans après, le drame, les tensions et les passions étaient ici apaisés", raconte la politologue Maria Emma Wills. Un travail de mémoire y avait déjà été fait - dans lequel les femmes et l'Eglise ont joué un rôle déterminant. Mais les coupables n'ayant jamais été punis, les corps de dizaines de victimes n'ayant jamais été enterrés, les blessures ne sont pas refermées. Pire encore, les milices au service des narcotrafiquants - Rastrojos ("mauvaises herbes") et Machos - continuent de sévir. Lucila, 79 ans, pleure son dernier fils, abattu en juillet, et son petit-fils de 28 ans, enterré il y a quelques jours. En chuchotant, un élu de Trujillo affirme que, vendredi 5 septembre, encore, un habitant du bourg a disparu. Le rapport de la CNRR mérite bien son titre : la tragédie colombienne n'en finit pas.

Fondé au début des années 1920 par des pionniers planteurs de café, Trujillo n'a jamais vraiment connu la paix. Les élites politiques s'y sont longtemps disputé le pouvoir : conservateurs contre libéraux, puis conservateurs entre eux. Revolvers et machettes y ont connu de beaux jours depuis les années 1950. Mais, à la fin des années 1980, la violence change de dimension. La petite Armée de libération nationale (ELN), née vingt ans plus tôt dans le sillage de la révolution cubaine, s'installe dans les contreforts de la montagne. Les guérilleros rançonnent et séquestrent à l'occasion les grands propriétaires, puis les "narcos" alors en pleine expansion. Située à l'embouchure du canyon de Garrapatas, qui débouche sur l'océan Pacifique, la région de Trujillo jouit d'un emplacement stratégique pour tous les trafics illicites.

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Comme dans le reste du pays, paysans et journaliers tentent alors tant bien que mal de défendre leurs droits. Soucieux du sort des plus démunis, le Père Tiberio Fernandez - arrivé en 1984 - organise coopératives et manifestations. La lutte contre "les subversifs" - les guérilleros et leurs alliés supposés - fournit le prétexte d'une sombre alliance entre narcotrafiquants et militaires. En mars 1990, 11 soldats meurent dans une embuscade de l'ELN. Les violences contre les civils et la barbarie atteignent leur paroxysme. "Les massacres anéantissent la capacité de réaction de la population", note le rapport. La terreur brise toute trace ou velléité d'organisation sociale. Plus encore que la peur des représailles, la mutilation des cadavres, "violence inutile", se révèle terriblement efficace d'un point de vue symbolique. " Nous n'osions même pas décrire ce qui nous arrivait", résume Gloria Amparo Espinosa.

Deux narcotrafiquants, alors inconnus du grand public - Diego Montoya et Henry Loaiza, alias le "Scorpion", - organisent les milices. C'est dans leurs propriétés que des dizaines de civils seront massacrés. Mais les habitants de Trujillo sont formels : "L'homme à la tronçonneuse", c'était Alirio Urreña, major de l'armée à l'époque des faits. "Les crimes ont été commis et planifiés conjointement par les militaires et les structures criminelles des narcotrafiquants", affirme le rapport de la CNRR. Don Diego et le "Scorpion" ont été capturés pour... trafic de drogue. Et Alirio Urreña vient tout juste d'être mis en détention préventive, dix-huit ans après les faits. "L'impunité est aussi une forme d'agression contre les victimes", signale Alvaro Camacho.

En 1995, sous la pression de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, l'Etat colombien a pourtant reconnu sa responsabilité dans le massacre de Trujillo - une première dans l'histoire du pays. Une commission ad hoc est alors nommée qui désigne les coupables potentiels et demande à l'Etat d'indemniser les victimes. Mais seules 34 familles sont indemnisées. Et le plan de développement proposé à titre de réparation collective restera lettre morte.

Yamileth Vargas, 22 ans, 1,40 m et une détermination de fer, milite aujourd'hui au sein de l'Association nationale des victimes de crimes d'Etat. Elle avait 4 ans quand son père, ébéniste, a disparu. Elle exige aujourd'hui "vérité, justice et réparation", soit la litanie des organisations de défense des droits de l'homme. Mère d'un disparu, Diocelina, 75 ans, ne comprend pas bien tous ces mots : elle voudrait que le gouvernement lui donne enfin "un petit logement".

Directeur d'une radio communautaire, Alfredo Marin s'interroge sur les vertus de ce travail de mémoire : "Personne n'a jamais payé pour les crimes commis, pourquoi continuer à bercer d'illusions les familles des victimes ? Certaines d'entre elles veulent d'ailleurs oublier. C'est vrai qu'à Trujillo il y a encore des problèmes. Mais ne vaudrait-il pas mieux penser à l'avenir ? Nous avons besoin d'attirer les investissements et de développer le tourisme. Ce n'est pas en érigeant des monuments à la mémoire des massacres que nous y arriverons."

Pour bénéficier de réductions de peine prévues par la loi, les chefs paramilitaires aujourd'hui démobilisés sont tenus de confesser leurs crimes. Leurs aveux - même incomplets - viennent alimenter la mémoire en devenir du conflit colombien. "Une mémoire historique dont certains traits restent terriblement présents", précise le rapport de la CNRR.

Impliqué par leurs aveux, un général de l'armée, Rito Alejo del Rio, vient d'être arrêté à Bogota. Yamileth Vargas s'interroge : "Nous, cela fait dix-huit ans que nous dénonçons sans résultat les crimes commis par les militaires à Trujillo. Pourquoi le récit des événements fait par les paramilitaires est-il plus crédible que celui des victimes ?"

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