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L’art et la fougue

lundi 31 mai 2010, par Yann Cugny

"Avec Les Évadés de Santiago, la journaliste Anne Proenza et le et le musicien et animateur culturel chilien Teo Saavedra, n’ont pas signé un simple document historique", considère le jeune urbaniste et "militant francolatino", Yann Cugny. Point de vue.

Ce livre [1] est également une oeuvre littéraire, qui recréé une subjectivité, le ressenti des acteurs de la plus massive évasion d’une prison chilienne. Mais à travers leur histoire, magistralement mise en scène par les deux auteurs, c’est l’Histoire récente du Chili que l’on touche du doigt, et c’est en cela que ce livre est profond et questionne les fondements du système politique chilien actuel.

Les Évadés retrace l’audace physique et intellectuelle de vingt-cinq détenus politiques, résistants anti-Pinochet, rescapés de la torture, qui consacrèrent deux années à planifier une évasion de la prison publique de Santiago. Et il en fallait, de l’audace physique, pour creuser littéralement à la petite cuiller un boyau de soixante centimètres de large sur une distance de soixante mètres ; pour s’y plonger, jour après jour, sans oxygène, sans lumière, améliorer l’infrastructure, affronter l’humidité, l’angoisse, la perspective de se faire prendre, l’éventualité de la torture, à nouveau.. ou peut-être la mort...De l’audace intellectuelle également, pour prendre tant de risques en 1989, l’année même où Pinochet préparait sa sortie du pouvoir et annonçait le retour de la Démocratie. Démocratie, oui. Mais juste "dans la mesure du possible".

"Principe de précaution"

C’est bien là que le bât blessait. Pourquoi ces prisonniers politiques, auteurs de coups de main contre le tyran, résistants de la première heure, ont-ils décidé de jouer leur vie à une encablure de la fin du régime militaire et du retour de la démocratie ? Parce que, justement, ils ne croyaient pas à cette mise en scène ; ils ne crurent pas en une possible amnistie, ils ne donnaient pas de crédit au probable successeur de Pinochet, le démocrate-chrétien Patricio Aylwin, membre du parti opportuniste qui, après contribué à l’élire en 1970 avait, trois ans plus tard, voté l’inconstitutionnalité d’Allende, et remis officieusement les clés du pouvoir politique à l’armée et au dictateur.

Les détenus politiques savaient que cette parodie de démocratie, qui serait régie par les mêmes règles du jeu que celles instaurées par la Constitution pinochetiste de 1980, n’aboutirait qu’à une libération sociale de façade, et qu’eux mêmes, combattants de la liberté, finiraient de croupir dans les oubliettes d’un régime opportuniste au pouvoir parce qu’il avait accepté les conditions, et finalement le légat, de Pinochet. Leur évasion était un acte politique, un devoir, pour dénoncer, directement, le pêché originel de la démocratie actuelle au Chili, installée dans la continuité constitutionnelle de la dictature, empêchant toute réforme structurelle du pays sur des sujets tels que l’enseignement, la contraception, la démocratisation du système électoral la sécurité sociale ou la diversité culturelle.

Alors ils décidèrent de fuir. En France, on reste idéalistes, on parle d’évasion ; la langue chilienne ne parle que de fuite, comme si l’évasion réelle, la création d’un « ailleurs », hors la prison, hors la clandestinité, n’était pour ces prisonniers possible que loin de la Cordillère. Il fallait fuir pour s’évader. Les auteurs nous rappellent que pour plus de la moitié des anciens détenus, le salut n’a été trouvé qu’à Cuba, en France ou ne Suède... Le Chili ne les a jamais reconnu, encore moins accueillis. Pire encore, deux d’entre eux ont été repris par la police chilienne et remis en prison... en 2004, en plein gouvernement Lagos (socialiste) ! C’est là toute l’ambiguïté de l’actuelle "démocratie de compromis" que connaît le Chili.

Les silences de la démocratie

Que reste-t-il au Chili de la mémoire de ces résistants, pour la plupart exilés ? Bien peu de choses. La création littéraire revisite timidement l’histoire officielle du pays... mais pas l’histoire contemporaine ! On reparle de la colonie espagnole avec l’inusable Isabel Allende, Inés del alma mia ; Pavel Oyarzun évoque les révoltes sociales, le racisme et les métissages dans la Patagonie du début du XXe siècle (Barragan, San Roman de la Llanura, El Paso del Diablo) ; d’autres auteurs comme Jaime Collyer font des paraboles encore timides et précautionneuses sur la situation du pays sous la dictature (El Infiltrado). Le polar à la sauce Diaz Eterovich met parfois en scène certains vides laissés par la dictature. Mais jusqu’à présent, je n’ai connu qu’une seule oeuvre évoquant frontalement l’engagement militant, et donc armé (car toute militance était, rappelons-le, fermement réprimé, et ce jusqu’à la fin de la dictature), contre le tyran : Tengo miedo Torero, de Pablo Lemebel. Une oeuvre sensible, rappelant la fragilité des acteurs s’engageant contre la dictature, leur vulnérabilité face à la machine de guerre pinochetiste, à sa barbarie. Une oeuvre sur le courage au jour le jour, donc.

Les Évadés de Santiago prolonge ce genre ; il évoque la subjectivité des détenus, le sens qu’ils donnent à leur lutte, et à leur projet d’évasion, il lie leur destin personnel, familial, sentimental, à l’évolution politique du Chili. Loin de l’hagiographie de ces détenus politiques, les auteurs gardent une certaine distance pour mieux rappeler qu’ils ne sont eux-mêmes pas militants ; par un habile procédé, ils introduisent la figure du juge chargé de l’enquête sur les conditions de l’évasion, juge nommé sous Pinochet et concluant son investigation quelques mois plus tard, une fois la démocratie déclarée ; un juge calé entre deux chaises, « ni fu ni fa » dirait-on au Chili ; légaliste, opposant à la corruption du régime militaire, mais pas militant. C’est au final le personnage auquel s’identifie le plus le lecteur français. Il constitue un saisissant écho au personnage argentin du film « El Secreto de sus Ojos » qui, tout récemment, s’efforce de rester intègre au sein d’une administration judiciaire largement corrompue et complice de l’exécutif. Un procédé narratif commun pour deux pays, l’Argentine et le Chili, qui cherchent à enquêter sur leur histoire, à combler des vides, à juger un appareil de justice complice des crimes des exécutifs militaires. Deux pays où, pour l’heure, ce sont souvent les juges qui écrivent l’Histoire...


[1Les Évadés de Santiago, d’Anne Proenza et Téo Saavedra. Préface d’Olivier Duhamel. Éditions du Seuil. Mai 2010.