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Pouvoir de la parole
et parole du pouvoir

Par Harry Belevan, ambassadeur du Pérou en France.

Les grandes émotions collectives suscitent toujours de grands reportages. La libération d'Ingrid Betancourt ne pouvait qu'inciter les analystes, les écrivains de prestige à discourir sur cet événement extraordinaire, émouvant, voire héroïque tant de la part de l'ex-otage que de ses sauveteurs. Il semblerait donc que tout ait été dit. C'est bien le pouvoir de la parole écrite qui attise nos émotions, et le cinéma ne manquera sûrement pas de s'emparer du sujet.

Parmi cette profusion de commentaires, j'ai particulièrement été touché par ceux de Jean d'Ormesson et André Glucksmann dans Le Figaro du 9 juillet. Ces écrivains ont su réfléchir à la portée de cette libération, c'est-à-dire sur la morale qui découle de ce fait prodigieux : d'aucuns ont tendance à considérer la liberté comme l'inné et l'acquis naturels des nations démocratiques.

Mais, en tant que latino-américain, ces articles m'ont surpris lorsque j'ai constaté, une fois de plus, l'usage interchangeable des mots «guérilla» et «terrorisme» pour qualifier la violence des mouvements insurrectionnels dans notre région. Bien qu'on ne puisse jamais soupçonner, chez quiconque, un dédain envers nos pays, cette approche me paraît, toutefois, ambiguë et dérangeante surtout quand on la compare à l'usage que la presse européenne fait du terme «terroriste» lorsqu'il s'agit de nommer des bandes similaires en Europe. Pourquoi serait-il légitime d'appeler les meurtriers des Farc colombiennes, comme jadis des Tupamarus de l'Uruguay ou du Sentier Lumineux au Pérou, tout simplement des «guérilleros», c'est-à-dire des partisans, des insurgés, à peine des rebelles, alors que ceux des Brigades rouges, de l'ETA ou bien d'Action directe sont toujours qualifiés de «terroristes» ? Dans les jours où furent publiés les articles, Le Figaro désignait l'extradition d'une Italienne comme le renvoi à son pays d'une «ex-terroriste» des Brigades rouges.

Je ne suggère absolument pas que les médias, ou l'intelligentsia française, puissent méjuger le sens des mots «guérilla» et «terrorisme», encore moins l'ignorer. Peu importe finalement les définitions grammaticales, car il n'est pas question ici de dictionnaires mais, plutôt, de syntaxe qui refléterait le poids dont on peut investir, justement, toute parole. Veut-on distinguer subtilement les soulèvements «guérilleros» contre les autorités de pays aux démocraties douteuses, et les séditions «terroristes» contre des sociétés indubitablement démocratiques ?

Je crains que cette distinction ne procède, hélas, d'une certaine conception des choses incrustée de longue date dans l'imaginaire européen. La «guérilla» a eu ses lettres de noblesse, quoiqu'on en dise, sous l'égide de théoriciens comme Hô Chi Minh, Castro, Mao et Marighella, à la limite Camilo Cienfuegos ou même Ernesto Guevara, qui fixèrent des règles de combat bien précises, entre autres, celles d'épargner autant que possible les populations civiles des cruautés de la «guerre à géométrie variable». Tandis que le terrorisme est tout simplement l'expression pratique de la terreur, de l'assassinat, du rapt, commis par des tueurs à gages qui, par ailleurs, établissent à l'amiable des partenariats régis par les lois capitalistes du marché, avec les trafiquants de drogues et d'armes. Quelle infamie que de souiller ainsi de si nobles concepts tels que «révolution», ou bien «la gauche» dont ils se réclament !

Pourtant, l'Europe et, en particulier, cette France que nous admirons tant en Amérique latine se détournent progressivement du regard stéréotypé qu'elles portaient autrefois sur notre continent. Entre le général Tapioca et l'extrême complaisance vis-à-vis de la notion du bon sauvage, un long chemin a été parcouru, semblable à celui que nous avons fait nous aussi en Amérique latine pour comprendre, par exemple, que la France n'est pas seulement le pays des parfums, de la mode, de la gastronomie, voire de la joie de vivre, mais également celui des technologies de pointe, de la recherche scientifique ou de l'avant-garde architecturale, tout en restant un phare intellectuel incontestable en Occident.

Il reste, cependant, à corriger certains exergues qui s'inscrivent encore sur nos pièces d'identité avec des mots piégés comme «guérilla» et «terrorisme» pour parler d'épreuves similaires, de souffrances communes, de luttes et aussi de victoires partagées par nos deux continents. La libération d'Ingrid Betancourt a été obtenue des mains de terroristes et non pas de guérilleros. Et cela pour que le pouvoir de la parole ne reste à jamais la parole du pouvoir.

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